Anne-Marie Dubois

Auteur·e / Été 2018

Percevoir le corps comme intouchable est problématique; le corps est une construction politique

L’image intense d’une personne musclée et tendue aux mains boueuses et bandées, les poings serrés, apparait à l’écran. Elle grimace, suspendue en plein milieu d’une frappe, un bras enfoncé dans un dense et grand bloc d’argile. Anne-Marie Dubois présente sa recherche en cours, Queeriser le visible: l’abstraction comme stratégie de subversion, au groupe rassemblé dans le studio partagé du sous-sol de la maison habitée par les artistes en résidence à Est-Nord-Est. Nous regardons une image tirée du corpus Becoming an image, une performance de Heather Cassils, l’une des artistes transgenres dont Dubois étudie le travail dans le contexte de sa recherche doctorale. L’image a été capturée alors que Cassils luttait contre un bloc d’argile de deux mille livres en le martelant jusqu’à l’épuisement complet – dans le noir, devant un public – alors que le flash d’un appareil photo illuminait périodiquement la scène.

Dubois examine le travail d’artistes qui interrogent la notion du corps comme donnée biologique et qui produisent plutôt un art qui démontre comment sa construction – sa représentation et son identité – est un processus incessant et sans fin. Dubois ouvre sa présentation en se déclarant matérialiste; les corps, nous assure-t-elle, sont réels. Mais autant nos corps peuvent être réels, matériels et sujets aux forces vivantes et non vivantes, la biologie n’est pas notre destinée. C’est d’un nouveau matérialisme dynamique qui entrelace et entre en dialogue avec les idées constructivistes du devenir constant dont il s’agit. Au-delà de leur pertinence théorique, ces idées ont des conséquences politique et sociale, comme nous l’avons particulièrement vu récemment dans la réfutation des droits des trans et des personnes au genre non conforme.

Selon Dubois, en ouvrant ces espaces de questionnement, les artistes queer « utilisent l’abstraction comme une stratégie » afin de déstabiliser et de sortir des normes, de révéler et de saper la violence que les idées déterministes à propos de la biologie et du corps perpétuent, de questionner l’immobilisme et la vérité des images ainsi que de faire de l’espace pour les transformations en cours. Ces artistes mettent de l’avant l’instabilité de l’identité, qui ajoute peut-être à l’inconfort que certaines personnes ressentent lorsqu’elles sont confrontées à un corps qui redéfinit des caractéristiques, immuables pour certains, comme le genre. Questionnée par le public, Dubois précise qu’elle ne cherche pas à proposer une théorie qui fonctionne pour toutes les œuvres ou à prouver une vérité universelle. En fait, elle « tente d’ébranler cette notion » – pour faire de l’espace au particulier et à ces notions constamment en transition que sont le corps, les identités et les représentations.

Biographie

Candidate au doctorat en histoire de l’art, Anne-Marie Dubois est auteure et critique d’art indépendante. Guidée par une approche féministe et multidisciplinaire, elle poursuit actuellement des recherches autour des notions d’«objet» et de «sujet» et s’intéresse au courant de pensée du nouveau matérialisme. Ses préoccupations portent principalement sur la réarticulation contemporaine des identités en regard des technologies du vivant et sur les enjeux discursifs et matériels des pratiques du bioart et des artistes issu.e.s de la multitude queer. Sa posture critique emprunte aux théories féministes leur potentiel politique afin de déboulonner la prétention d’ontologie des différents discours de vérités au sujet des corps et des identités.